Difficile de ne pas approuver les conclusions de ces études impeccables et celles du Pr Ferrières. Le bénéfice de l’ASA n’existe pas de manière patente en prévention primaire même à risque assez élevé comme le diabétique. Par contre, à l’échelle des populations, le risque hémorragique est bien réel, et un signal délétère sur les cancers a même émergé alors qu’on s’est imaginé un rôle vaguement préventif de l’ASA dans ce domaine, suite à un vieil article du NEJM. Si l’ASA doit encore jouer un rôle chez le patient asymptomatique, il faudra affiner le profil de risque, par exemple en recrutant des patients dotés de plaques carotidiennes, aortiques, fémorales… Mais d’autres facteurs ont pu réduire le rôle bénéfique possible de l’ASA : c’est la prescription large de statines, d’IEC, la prise en charge bien meilleure qu’autrefois de l’HTA… En diluant le risque CV général, le bénéfice de l’ASA se réduit et les risques associés deviennent significatifs !
L’aspirine (Acide Acétylsalicylique, ASA) est un des plus vieux médicaments en médecine et sans doute le médicament le plus étudié en cardiologie. L’aspirine est un antiagrégant plaquettaire qui inhibe la production de thromboxane A2. En prévention secondaire, les congrès et les études se succèdent afin d’essayer de savoir si on peut se passer de ce médicament après un syndrome coronaire aigu (SCA). Pour le moment, il y a statu quo, et l’aspirine fait partie de la prescription de base de tout patient coronarien.
La situation en prévention primaire semblait assez stable jusqu’à une avalanche d’études récentes. Alors que la suspicion de la part de nos patients pour l’ensemble des médicaments en cardiologie est systématique, il est surprenant de noter l’attachement du patient à la prescription d’aspirine. Pourtant, la prescription d’aspirine chez les sujets apparemment sains est loin d’être un exercice aisé.
La première difficulté est représentée par ce que l’on appelle réellement prévention primaire. La prévention primaire suppose que l’on a en face de soi, des patients qui n’ont aucune plaque d’athérosclérose sévère [NDLR : ou symptomatique] sur l’ensemble du territoire artériel. C’est facile en théorie mais c’est beaucoup plus compliqué en pratique car cela impliquerait de multiplier les examens complémentaires cardio-vasculaires affirmant le caractère sain des principaux axes vasculaires.
Dans un intervalle très court, 3 études majeures de prévention primaire publiées en 2018 ont testé l’efficacité de l’aspirine versus placebo ; il s’agit des études ARRIVE, ASCEND et ASPREE.
L’étude ARRIVE est un essai thérapeutique réalisé dans 7 pays chez des sujets âgés de plus de 55 ans chez l’homme et de plus de 60 ans chez la femme ; le risque cardio-vasculaire devait être modéré selon les formules de risque américaine ou européenne classiques et utilisées en prévention cardio-vasculaire. De juillet 2007 à novembre 2016, 12 546 patients ont reçu soit de l’aspirine (100 mg), soit un placebo dans 501 sites différents. La durée médiane de suivi a été de 60 mois ; les événements cardio-vasculaires étaient définis comme le décès cardio-vasculaire, l’infarctus du myocarde, l’angor instable, l’accident vasculaire cérébral et l’accident ischémique transitoire. Ces événements cardio-vasculaires ont été enregistrés chez 4,29 % des patients du groupe aspirine contre 4,48 % des patients sous placebo, soit un risque relatif non significatif de 0,96. Les hémorragies gastro-intestinales ont été observées chez 0,97% des patients du groupe aspirine contre 0,46 % sous placebo; et ce risque relatif de 2,11 est significatif au détriment de l’aspirine. La mortalité totale était similaire dans les 2 groupes, aspirine ou placebo. En résumé, l’aspirine n’est pas associée à une amélioration du pronostic cardio-vasculaire mais à une augmentation des hémorragies digestives dans une population contemporaine où le risque cardio-vasculaire est plutôt moyen.
L’étude ASCEND est une étude de prévention primaire chez le patient diabétique sans atteinte cardio-vasculaire évidente recevant une dose de 100 mg d’aspirine par jour ou un placebo. L’analyse a porté sur les événements cardio-vasculaires c’est-à-dire l’infarctus du myocarde, l’accident vasculaire cérébral, l’accident ischémique transitoire et le décès de cause vasculaire. Les événements hémorragiques correspondaient aux saignements intracrâniens, aux saignements sérieux au niveau des yeux et aux saignements d’origine gastro-intestinale. L’étude a inclus 15 480 participants qui ont été suivis en moyenne 7,4 ans.Les événements cardio-vasculaires ont été observés chez 8,5 % des patients sous aspirine contre 9,6 % des patients sous placebo ; le risque relatif significatif est de 0,88. À l’opposé, les saignements majeurs sont survenus chez 4,1 % des patients du groupe aspirine contre 3,2 % des patients du groupe placebo ; le risque relatif significatif est de 1,29. La plupart des saignements sont d’origine gastro-intestinale ou sont extra-crâniens. Il n’y a pas eu de différence entre l’aspirine et le placebo pour les cancers d’origine gastro-intestinale ou les cancers toutes causes. De manière plus didactique, 91 patients diabétiques doivent être traités pendant 7,4 ans pour éviter un événement cardio-vasculaire sérieux alors que dans la même période, 112 patients doivent être traités pour provoquer un saignement majeur. Le rapport bénéfice- risque est donc soumis à l’interprétation de chacun pour une population de sujets diabétiques qui, par ailleurs, est bien traitée avec une prescription de 75 % de statines dans le groupe placebo.
L’étude ASPREE a fait l’objet de 3 publications simultanées dans le New England Journal of Medicine très récemment. De 2010 à 2014, les auteurs ont inclus en Australie et aux États-Unis des patients en prévention primaire de plus de 70 ans ou de plus de 65 ans chez les sujets de race noire et chez les hispaniques aux États-Unis. Les participants ont reçu 100 mg d’aspirine ou un placebo. Ainsi, 19114 personnes d’âge médian de 74 ans ont été suivies pendant une médiane de 4,7 ans. Les événements cardio-vasculaires correspondaient à une maladie coronaire fatale, un infarctus du myocarde non fatal, aux accidents vasculaires cérébraux et aux hospitalisations pour insuffisance cardiaque. Ces événements cardio-vasculaires ont été observés chez 10,7 pour 1000 personnes-années dans le groupe aspirine contre 11,3 pour 1000 personnes années dans le groupe placebo soit une différence non significative. Le taux des hémorragies majeures était de 8,6 événements pour 1000 personnes années dans le groupe aspirine contre 6,2 événements pour 1000 personnes années dans le groupe placebo soit un risque relatif significatif de 1,38. Le risque d’hémorragies gastro-intestinales est de 2,1 pour 1000 personnes années dans le groupe aspirine contre 1,1 pour 1000 personnes années dans le groupe placebo soit une augmentation significative du risque de 87 %. Le taux d’hémorragies intracrâniennes est de 2,5 pour 1000 personnes années dans le groupe aspirine contre 1,7 pour 1000 personnes années dans le groupe placebo soit une différence significative avec une augmentation de 50 % sous aspirine.
Dans la 2e publication de l’étude ASPREE, les auteurs ont analysé la mortalité totale. Le risque de décès était de 12,7 décès pour 1000 personnes années dans le groupe aspirine contre 11,1 décès pour 1000 personnes années dans le groupe placebo soit un risque relatif significatif de 1,14 en défaveur de l’aspirine. Le cancer est le plus gros contributeur de la mortalité totale dans le groupe aspirine représentant 1,6 décès en excès pour 1000 personnes années. Les décès liés au cancer ont été observés chez 3,1 % des patients du groupe aspirine contre 2,3 % dans le groupe placebo soit une différence significative avec un risque relatif de 1,31 en défaveur de l’aspirine encore une fois.
Dans la 3e publication de l’étude ASPREE, les auteurs ont analysé un critère composite comportant le décès, la démence et le handicap physique persistant. Le taux de ces 3 événements a été de 21,5 événements pour 1000 personnes années dans le groupe aspirine contre 21,2 événements pour 1000 personnes années dans le groupe placebo soit un risque relatif non significatif de 1,01 ; le taux des hémorragies majeures était plus élevé dans le groupe aspirine que dans le groupe placebo avec un taux de 3,8 % contre 2,8 % soit un risque relatif significatif de 1,38. En résumé, l’utilisation de l’aspirine chez les personnes âgées en bonne santé ne prolonge pas la survie et n’améliore pas le handicap et conduit à un risque plus élevé d’hémorragies majeures.
Après cette séquence en rafale de publications majeures sur l’aspirine en prévention primaire, on en ressort sonné et complètement désorienté. L’aspirine est un médicament plébiscité par les patients et dont la prescription a été jadis largement favorisée par les sociétés savantes et l’assurance-maladie. En 2018, la sanction est sévère et on ne voit pas à qui pourrait s’adresser la prescription d’aspirine en prévention primaire. Des sujets diabétiques aux sujets à risque cardio-vasculaire modéré, en passant par les sujets âgés, la prescription d’aspirine n’est même plus associée à un bénéfice cardio-vasculaire majeur tout en gardant un effet néfaste sur les hémorragies mineures ou majeures.
Il y a réellement une tempête sur la prescription d’aspirine en prévention primaire ! Alors que les essais thérapeutiques plaident pour une prescription très large des statines en prévention primaire, l’aspirine est sur une pente descendante délicate. Il y a là un paradoxe sociétal car il s’agit désormais de deux médicaments génériqués dont le coût est très faible. Les patients ont peur des myalgies et les médecins ont peur des hémorragies cérébrales et des hémorragies digestives. En 2018, le médecin doit résister à une prescription systématique d’aspirine et de statines et savoir peut être justifier des examens complémentaires cardio-vasculaires qui permettront parfois de mieux situer le risque cardio-vasculaire et de faire basculer le rapport bénéfice-risque en faveur de la protection coronaire et vasculaire d’origine ischémique.
ASCEND Study Collaborative Group. Effects of Aspirin for Primary Prevention in Persons with Diabetes Mellitus.
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Gaziano JM, Brotons C, Coppolecchia R, Cricelli C, Darius H, Gorelick PB, Howard G, Pearson TA, Rothwell PM, Ruilope LM, Tendera M, Tognoni G; ARRIVE
Executive Committee. Use of aspirin to reduce risk of initial vascular events in patients at moderate risk of cardiovascular disease (ARRIVE): a randomised, double-blind, placebo-controlled trial.
Lancet. 2018 Sep 22;392(10152):1036-1046. doi: 10.1016/S0140-6736(18)31924-X. Epub 2018 Aug 26. PubMed PMID: 30158069.
McNeil JJ, Wolfe R, Woods RL, Tonkin AM, Donnan GA, Nelson MR, Reid CM, Lockery JE, Kirpach B, Storey E, Shah RC, Williamson JD, Margolis KL, Ernst ME, Abhayaratna WP, Stocks N, Fitzgerald SM, Orchard SG, Trevaks RE, Beilin LJ, Johnston CI, Ryan J, Radziszewska B, Jelinek M, Malik M, Eaton CB, Brauer D, Cloud G, Wood EM, Mahady SE, Satterfield S, Grimm R, Murray AM; ASPREE
Investigator Group. Effect of Aspirin on Cardiovascular Events and Bleeding in the Healthy Elderly.
N Engl J Med. 2018 Sep 16. doi: 10.1056/NEJMoa1805819. [Epub ahead of print] PubMed PMID: 30221597.
McNeil JJ, Woods RL, Nelson MR, Reid CM, Kirpach B, Wolfe R, Storey E, Shah RC, Lockery JE, Tonkin AM, Newman AB, Williamson JD, Margolis KL, Ernst ME, Abhayaratna WP, Stocks N, Fitzgerald SM, Orchard SG, Trevaks RE, Beilin LJ, Donnan GA, Gibbs P, Johnston CI, Ryan J, Radziszewska B, Grimm R, Murray AM;
ASPREE Investigator Group. Effect of Aspirin on Disability-free Survival in the Healthy Elderly.
N Engl J Med. 2018 Sep 16. doi: 10.1056/NEJMoa1800722. [Epub ahead of print] PubMed PMID: 30221596.
McNeil JJ, Nelson MR, Woods RL, Lockery JE, Wolfe R, Reid CM, Kirpach B, Shah RC, Ives DG, Storey E, Ryan J, Tonkin AM, Newman AB, Williamson JD, Margolis KL, Ernst ME, Abhayaratna WP, Stocks N, Fitzgerald SM, Orchard SG, Trevaks RE, Beilin LJ, Donnan GA, Gibbs P, Johnston CI, Radziszewska B, Grimm R, Murray AM; ASPREE
Investigator Group. Effect of Aspirin on All-Cause Mortality in the Healthy Elderly.
N Engl J Med. 2018 Sep 16. doi: 10.1056/NEJMoa1803955. [Epub ahead of print] PubMed PMID: 30221595.